LES SORCIÈRES MAYFAIR
PARTIE I/TRANSCRIPTION I
Tiré des écrits de Petyr Van Abel
pour le Talamasca
1689
Septembre 1689, Montclève, France.
Cher Stefan,
J’ai enfin atteint Montclève, sur le rebord des Cévennes. Cette petite ville fortifiée et sinistre, avec ses toits en tuile et ses bastions lugubres, s’apprête, m’a-t-on dit, à brûler une grande sorcière.
C’est le début de l’automne ici et l’air de la vallée est frais, tempéré peut-être par la chaleur de la Méditerranée. Des portes de la ville, la vue est des plus plaisantes sur les vignobles produisant le vin local, la blanquette de Limoux.
En ayant bu plus que mon soûl le premier soir, je me range au point de vue de la populace, qui affirme qu’il n’y en a pas de meilleur.
Mais tu sais, Stefan, je n’aime pas cette région car ses montagnes résonnent encore des cris des Cathares brûlés en si grand nombre il y a des lustres. Combien de siècles devront encore passer avant que la terre ait complètement absorbé le sang de ces malheureux ?
Le Talamasca n’oubliera jamais. Pour nous qui vivons dans un monde de livres et de parchemins effrités, de bougies à la lueur vacillante, nous dont les yeux douloureux pleurent de fatigue dans la semi-obscurité, le passé est le présent. Je me rappelle, bien longtemps avant d’avoir entendu prononcer le nom de Talamasca, quand mon père parlait du massacre de ces hérétiques et des mensonges proférés contre eux. Car il avait beaucoup lu sur eux.
Quel rapport avec la tragédie de la comtesse de Montclève, me diras-tu ? Elle va mourir demain sur le bûcher construit pour elle près des portes de la cathédrale Saint-Michel. Cette vieille ville fortifiée est toute de pierre, hormis les cœurs de ses habitants. Mais rien ne pourra empêcher l’exécution de cette femme, comme je vais le montrer.
Mon cœur saigne, Stefan. Je suis assailli de révélations et de souvenirs. L’histoire que je m’en vais conter est des plus surprenantes.
Mais prenons les choses dans l’ordre.
Tout d’abord, je ne pourrai pas empêcher l’exécution. La femme dont il s’agit est accusée non seulement d’être une sorcière puissante et non repentante mais également d’avoir empoisonné son époux.
C’est sa belle-mère qui l’a accusée de commercer avec Satan et d’avoir assassiné son mari. Les deux garçons de la pauvre comtesse se sont rangés du côté de leur grand-mère tandis que sa fille Charlotte, âgée de vingt printemps et fort belle, s’est enfuie aux Antilles avec son jeune mari martiniquais et leur fils nouveau-né pour ne pas subir le même sort que sa mère.
Mais tout n’est pas aussi simple et je vais l’expliquer ce que j’ai découvert. Avant de reprendre depuis le début et de plonger dans le passé, je dirai que nombre de faits qui se déroulent ici intéressent le Talamasca mais que celui-ci ne pourra rien faire. Je souffre mille morts car je connais la condamnée. C’est pour cela que je suis venu ici, rempli de l’espoir d’avoir fait erreur.
La dernière fois que je t’ai écrit, je venais de quitter l’Empire germanique et ses atroces persécutions dans lesquelles je n’ai pu faire grand-chose. J’ai assisté à deux bûchers collectifs à Trêves. Là-bas, les ecclésiastiques protestants se montrent tout aussi implacables que les catholiques. Ils sont persuadés que Satan a pris pied dans le pays, où il remporte des victoires, et s’acharnent contre de pauvres gens, des niais bien souvent, femmes, boulangers, charpentiers, mendiants et autres, le plus souvent honnêtes, en réalité.
Comme il est étrange que ces fanatiques religieux soient convaincus que le diable est assez stupide pour ne chercher à corrompre que les pauvres et les impuissants. Et pourquoi pas le roi de France, pour une fois ?
Mais nous en avons déjà longuement discuté, toi et moi.
J’ai été attiré vers cet endroit, plutôt que vers Amsterdam, qu’il me tarde de revoir, car la nouvelle de ce procès, du fait de ses circonstances très particulières, a atteint des régions très reculées : c’est la comtesse qui est accusée, et non la sage-femme du village, une idiote, bègue de surcroît, et délatrice impénitente.
J’ai retrouvé ici de nombreux éléments communs à d’autres affaires. Par exemple, la présence du père Louvier, ce trop célèbre inquisiteur qui se vante d’avoir fait brûler vives des centaines de sorcières en dix ans et d’être capable de les débusquer où qu’elles soient. Cet homme a écrit un livre très populaire sur la sorcellerie et la démonologie qui circule partout en France. Il est lu avec une fascination extrême par des gens à demi illettrés qui étudient de près ses longues descriptions de démons comme si elles étaient des écritures bibliques alors qu’elles ne sont qu’inepties.
Ce livre a comme ensorcelé cette ville, et personne, dans notre ordre, ne sera surpris si je dis que c’est la vieille comtesse, la propre belle-mère de l’accusée, qui l’a montré à tout le monde. Sur les marches de l’église, elle a déclaré que sans ce précieux livre elle n’aurait jamais su qu’une sorcière vivait en son propre logis.
Mais je m’égare à nouveau.
Je suis arrivé à 4 heures cet après-midi. J’ai fait à cheval un lent et laborieux voyage à travers les montagnes avant de descendre vers le sud en direction de la vallée. Dès que j’ai aperçu la ville, se dressant au-dessus de moi comme une grande forteresse – ce qu’elle était autrefois –, je me suis promptement débarrassé de tous les documents susceptibles de trahir l’identité que j’ai prise pour me présenter dans cette ville : un prêtre catholique étudiant le fléau de la sorcellerie, parcourant le pays pour étudier les sorcières condamnées afin de mieux les bouter hors de sa propre paroisse.
J’ai placé tous ces objets dans un coffre, que j’ai enterré dans les bois. Puis, vêtu de ma plus belle tenue ecclésiastique, et autres accoutrements de circonstance, un crucifix d’argent autour du cou pour me présenter comme un riche membre du clergé, je me suis dirigé vers les portes, passant devant les tours du château de Montclève, celui de la pauvre comtesse que je ne connaissais que sous le nom d’Epouse de Satan ou Sorcière de Montclève.
Sans attendre, j’ai entrepris de questionner les passants sur le grand bûcher dressé au beau milieu de la place, devant les portes de la cathédrale, sur la présence de nombreux étals de camelots alors qu’aucune foire n’était annoncée et sur les gradins construits au nord de l’église et contre les murs de la prison. Je demandai aussi pourquoi les cours des quatre auberges de la ville étaient encombrées de chevaux et de carrosses et pourquoi il y avait tant de remous et de bavardages, de doigts pointés vers une haute fenêtre à barreaux de la prison ou vers l’infâme bûcher.
Cela avait-il quelque chose à voir avec la fête de Saint-Michel, le lendemain ?
Personne n’hésita à me répondre que le jour de la Saint-Michel avait été choisi en l’honneur de Dieu, ses anges et ses saints pour faire brûler vive la belle comtesse qui serait exécutée le lendemain ; qu’elle n’aurait même pas le soulagement d’être étranglée avant d’être brûlée, afin de servir d’exemple à toutes les sorcières du voisinage, qui étaient fort nombreuses ; que la comtesse n’avait dénoncé aucun complice, même sous la torture, car le diable avait un grand pouvoir sur elle, mais que les inquisiteurs les débusqueraient sans son aide.
Des récits de tous ces gens, qui m’auraient mis dans un hébétement total si je n’avais pris sur moi, j’appris qu’aucun membre de cette communauté prospère n’avait constaté de ses propres yeux les grands pouvoirs de la comtesse : celle-ci guérissait volontiers les malades, préparait pour eux des potions aux herbes, imposait les mains sur leurs corps souffrants, sans exiger d’autre contrepartie que quelques prières.
Stefan, je me serais plutôt cru sur le point d’assister à une canonisation qu’à un supplice. Car, pendant cette première heure passée à glaner des renseignements dans les ruelles étroites, m’arrêtant pour parler à chacun, pas un passant n’eut un mot cruel pour la comtesse.
Nul doute que ces gens simples étaient plutôt tourmentés par le fait que c’était une bonne et grande dame qui allait être livrée aux flammes devant eux, comme si sa beauté et sa bonté allaient rendre le spectacle d’autant plus affligeant. Je te le dis, la crainte dans le cœur devant tant d’éloges et l’éclat dans leurs yeux quand ils parlaient de sa mort, j’en eus finalement assez et me dirigeai vers le bûcher, passant et repassant devant, inspectant sa grande taille.
Il faut de bien grandes quantités de bois et de charbon pour brûler un être humain dans sa totalité. Je fixai le bûcher des yeux avec horreur, comme toujours, me demandant pourquoi j’avais choisi ce travail, moi qui, entrant dans les villes comme celle-ci, avec ses bâtiments en pierre sèche, sa vieille cathédrale et ses trois clochers, n’entendais jamais le bruit de la foule mais le crépitement du feu, la toux et les râles des suppliciées. Tu sais que plus j’assiste à ces spectacles désolants, moins je m’y accoutume. Qu’y a-t-il dans mon esprit qui me force à retourner chaque fois vers ces horreurs ?
Ai-je quelque crime à expier, Stefan ? Et quand s’achèvera ma pénitence ? Ne crois pas que je parle pour ne rien dire. Tu saisiras bientôt pourquoi je te parle ainsi. Je me suis retrouvé face à face avec une jeune femme que j’ai tendrement aimée et, plutôt que de ses charmes, j’avais gardé le souvenir aigu de son visage lorsque je l’avais vue pour la première fois, enchaînée, dans une charrette, sur une route déserte d’Écosse, quelques heures après qu’elle eut assisté à l’immolation par le feu de sa propre mère.
Si tu le souviens un peu d’elle, tu as peut-être déjà deviné la vérité. Tandis que je passais et repassais devant le bûcher, entendant des négociants en vins stupides se vanter d’avoir déjà assisté à des exécutions, comme s’il y avait de quoi être fier, je ne connaissais pas encore toute l’histoire de la comtesse. Maintenant, je la connais.
Finalement, vers 5 heures, je me rendis dans la plus belle et la plus vieille auberge de la ville, juste en face de l’église, dont les fenêtres de façade donnent directement sur les portes de Saint-Michel et sur le lieu de l’exécution.
La ville se remplissant visiblement en vue de cet événement, je m’attendais à me faire éconduire. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque je découvris que les occupants des pièces ayant la meilleure vue sur la place venaient d’être renvoyés car, malgré leurs beaux atours et leurs grands airs, on s’était aperçu qu’ils n’avaient pas un sou vaillant. Je payai aussitôt la fortune qu’on me réclamait pour ces « belles chambres » et, réclamant quantité de chandelles sous le prétexte d’écrire une bonne partie de la nuit, je montai le petit escalier de guingois et découvris un lieu relativement acceptable au matelas de paille décent, pas trop sale, tout bien considéré.
— Vous aurez une très bonne vue d’ici, m’annonça fièrement l’aubergiste.
Je me demandai combien de fois il avait assisté à un si affligeant spectacle et ce qu’il en pensait, mais il se mit à parler de la beauté de la comtesse Deborah et, tout en hochant tristement la tête comme l’avaient fait ses concitoyens en me parlant d’elle, de ce qui allait advenir.
— Deborah, vous avez dit ? C’est son nom ?
— Oui. Deborah de Montclève. Notre belle comtesse. Mais elle n’est pas française, vous savez. Si seulement elle avait été une sorcière un peu plus puissante…
Il fondit en larmes et inclina la tête.
Je crus que mon cœur allait éclater, Stefan. A cet instant, je devinai qui elle était.
— Continuez, dis-je à l’homme.
— Quand elle a vu son mari mourant, elle a dit qu’elle ne pouvait pas le sauver, qu’elle n’en avait pas le pouvoir…
Il fut à nouveau pris de sanglots.
J’installai mon écritoire, éteignis les bougies et descendis à la salle commune humide et sombre où brûlait un petit feu. Plusieurs hommes s’y réchauffaient et je m’assis à une table confortable. Je commandai un souper en essayant de chasser de mon esprit cette obsession que j’avais dès que je voyais un feu : les condamnés ressentaient-ils cette agréable chaleur avant qu’elle ne devienne une agonie et que leur corps ne se consume ?
— Apportez-moi votre meilleur vin. Et j’aimerais le partager avec ces gentilshommes là-bas, en espérant qu’ils me parleront de cette sorcière car j’ai beaucoup à apprendre.
Mon invitation fut promptement acceptée et je me retrouvai au beau milieu d’un groupe d’hommes parlant tous en même temps, de sorte que je dus demander à l’un d’eux de poursuivre et faire taire les autres.
— Comment ont été produites les charges contre elles ? interrogeai-je.
Le brouhaha repartit, dans lequel je parvins à comprendre que le comte était parti se promener à cheval en forêt, qu’il avait fait une chute et était rentré au château en chancelant. Après un bon repas et un somme, il s’était levé en grande forme et s’était préparé à partir à la chasse lorsqu’une forte douleur l’avait obligé à se remettre au lit.
La comtesse resta toute la nuit à son chevet avec sa belle-mère.
— La blessure est à l’intérieur, déclara la jeune femme. Je ne peux rien faire. Bientôt du sang va couler de ses lèvres. Je ne peux que lui donner de quoi soulager sa douleur.
Comme elle l’avait prédit, du sang se mit à remplir la bouche du comte qui geignait de plus en plus fort. Il supplia sa femme, qui avait soigné tant de gens, de lui appliquer ses meilleurs remèdes. Une fois encore, la comtesse confia à sa belle-mère et à ses enfants que la blessure de son mari était trop grave pour ses pouvoirs magiques. Des larmes jaillirent de ses yeux.
— Vous croyez vraiment qu’une sorcière peut pleurer ? demanda l’aubergiste en essuyant la table.
J’avouai que, d’après moi, c’eût été fort étonnant.
L’assemblée continua à décrire l’agonie du comte qui criait de douleur malgré le vin et les herbes que sa femme lui avait fait absorber.
— Sauve-moi, Deborah, cria-il, refusant de parler au prêtre qui s’approchait.
Sa dernière heure venue, blanc, fiévreux, saignant des entrailles et de la bouche, il fit venir le prêtre auprès de lui et déclara que sa femme était une sorcière, que sa mère avait été brûlée vive comme sorcière et que c’était lui qui expiait pour tout le mal qu’elles avaient fait.
— Une sorcière ! Elle me l’a avoué en m’envoûtant, en usant de tous les artifices des jeunes mariées, pleurnichant sur ma poitrine. C’est comme ça qu’elle m’a lié à elle et à sa vilenie. Sa mère lui a enseigné la magie noire dans la ville de Donnelaith, en Ecosse. Et elle a été brûlée vive sous ses yeux.
Et à sa femme agenouillée près du lit, le visage enfoui dans ses mains, sanglotante, il cria :
— Deborah, pour l’amour de Dieu ! Je suis à l’agonie. Tu as sauvé la femme du boucher, la fille du boulanger. Pourquoi ne me sauves-tu pas ?
Le comte était si enragé que le prêtre ne parvint même pas à lui administrer le viatique. Il mourut ainsi en maudissant sa femme. Ce fut une mort atroce.
Lorsque les yeux de son mari se fermèrent, la jeune comtesse se mit à l’appeler, à l’assurer de son amour puis s’écroula, comme morte. Ses fils Chrétien et Philippe et sa fille Charlotte l’entourèrent pour la réconforter et se serrèrent contre elle, prostrée, à même le sol.
Mais la vieille comtesse était furieuse contre sa belle-fille et n’avait pas oublié les dernières paroles de son fils. Elle se rendit dans les appartements privés de la jeune femme et y découvrit, outre les innombrables onguents, huiles et potions qu’elle utilisait pour guérir et empoisonner, une singulière poupée grossièrement sculptée dans du bois, avec une tête en os, des yeux et une bouche dessinés et des cheveux noirs parsemés de petites fleurs en soie. D’horreur, la vieille comtesse laissa tomber l’objet. Fouillant partout, elle dénicha une quantité inimaginable de bijoux et d’or dans des coffrets et des petits sacs en soie et déclara que sa belle-fille les avait préparés pour les voler dès que son mari aurait trépassé.
La jeune comtesse fut arrêtée sur l’heure tandis que sa belle-mère emmenait ses petits-enfants dans ses appartements pour les informer de ce qui se passait et les gagner à sa cause contre la sorcière.
— Mais tout le monde savait, dit le fils de l’aubergiste, qui parlait plus qu’à son tour, que les bijoux appartenaient à la jeune comtesse. Elle les avait apportés avec elle d’Amsterdam où elle était la veuve d’un homme fortuné. Quand notre comte s’était mis à la recherche d’une épouse riche, il possédait en tout et pour tout un beau visage, des vêtements élimés, le château et les terres de son père.
Comme ces paroles me firent mal, Stefan ! Attends, je vais bientôt te raconter mon histoire.
Des soupirs de tristesse émanaient de tout le petit groupe.
— Et elle était si généreuse de son or, dit un autre. Il n’y avait qu’à aller la voir et lui demander son aide.
— C’est une puissante sorcière, aucun doute, dit un autre. Comment aurait-elle pu autrement gagner tous les cœurs ?
Mais il avait parlé sans haine et sans crainte.
J’étais bouleversé, Stefan.
— C’est donc la vieille comtesse qui a récupéré sa fortune ? fis-je remarquer. Et qu’est devenue la poupée ?
— Disparue, dirent-ils tous en chœur.
Disparue. Mais Chrétien avait juré avoir vu l’objet hideux et savoir qu’il venait du Malin, il se porta même garant de ce que sa mère parlait à la poupée comme à une idole.
Et ils se remirent tous à parler en même temps, tenant des propos contradictoires, affirmant que la belle Deborah avait probablement tue son mari d’Amsterdam dès avant sa rencontre avec le comte. Car c’était ainsi qu’agissaient les sorcières, n’est-ce pas ? Et personne ne pouvait contester le fait qu’elle était une sorcière puisque l’on connaissait l’histoire de sa mère.
— Mais a-t-on prouvé cette histoire sur la mort de sa mère ? m’enquis-je.
— Le Parlement de Paris, auprès duquel elle a interjeté appel, a écrit au Conseil privé écossais qui a confirmé qu’une sorcière écossaise avait bien été brûlée à Donnelaith plus de vingt ans auparavant et que sa fille, Deborah, lui avait survécu et avait été emmenée au loin par la main de Dieu.
Quel supplice, Stefan ! Je savais qu’il n’y avait plus aucun espoir. Quoi de plus accablant pour Deborah que sa mère ait été brûlée comme sorcière ? Était-il vraiment nécessaire de demander si le Parlement de Paris l’avait déboutée ?
Oui. Et avec la lettre officielle de Paris il y avait une brochure illustrée, toujours diffusée en Écosse, parlant de la sorcière de Donnelaith qui était une sage-femme fourbe de grand renom jusqu’à ce que ses pratiques démoniaques soient révélées au grand jour.
Prétendant que j’avais déjà assisté à un grand nombre d’exécutions et que j’espérais en voir encore beaucoup, je demandai le nom de la sorcière écossaise en invoquant que j’avais peut-être lu les archives de son procès au cours de mes études.
— Mayfair, me fut-il répondu. Suzanne Mayfair.
Deborah. Elle ne pouvait être autre que l’enfant que j’avais sauvée dans les Highlands il y avait si longtemps.
— Et elle n’a rien confessé ?
Ils répondirent que non mais qu’étant donné les témoignages contre elle cela n’avait que peu d’importance. Sa belle-mère l’avait vue s’adresser à des êtres invisibles. Ses fils aussi. Et sa fille Charlotte aussi. Mais celle-ci avait préféré fuir plutôt que répondre à des questions dirigées contre sa mère. D’autres personnes l’avaient vue faire bouger des objets sans y toucher et prédire l’avenir. Et elle savait quantité de choses impossibles.
— C’est le diable qui l’a mise en transe quand on l’a torturée, dit le fils de l’aubergiste. Sinon, comment un être humain pourrait-il n’avoir qu’un air hébété quand on lui applique un fer rouge sur la peau ?
A ces mots, je commençai à me sentir malade, las et presque défait. Pourtant, je continuai à les questionner.
— Elle n’a pas dénoncé ses complices ? Car c’est une chose qu’elles sont promptes à faire, d’ordinaire.
— Mais elle était la sorcière la plus puissante dont on ait jamais entendu parler par ici, mon père, dit l’aubergiste. Qu’aurait-elle eu besoin des autres ? En entendant les noms de tous ceux qu’elle avait guéris, l’inquisiteur l’a comparée aux plus grandes sorcières de la mythologie, et même à la pythonisse d’Endor. S’il y avait une autre sorcière, c’était Charlotte. Vous auriez vu ce spectacle quand ses nègres venaient à l’église avec elle, le dimanche, avec leurs perruques et leurs vêtements de satin ! Et les trois servantes mulâtresses de son bébé. Et son mari, grand et pâle, semblable à un saule pleureur et souffrant d’une grande faiblesse dont il est affligé depuis son enfance et que même la mère de Charlotte ne pouvait guérir. Si vous aviez vu Charlotte ordonner aux nègres de porter leur maître dans le village, lui faisant monter et descendre les escaliers, lui versant du vin et tenant la coupe à ses lèvres et portant sa serviette à son menton. Ils s’asseyaient à cette même table, l’homme aussi décharné que les saints sur les murs de l’église et les faces noires brillantes tout autour de lui tandis que le plus grand et le plus noir de tous, Reginald, faisait la lecture à son maître d’une voix tonitruante. Et dire que Charlotte a vécu parmi ces gens depuis l’âge de dix-huit ans avant de se marier, si jeune, avec Antoine Fontenay, de la Martinique.
— C’est sûrement Charlotte qui a volé la poupée, dit le fils de l’aubergiste, avant que le prêtre puisse mettre la main dessus. Qui d’autre dans cette maisonnée terrifiée aurait pu toucher un pareil objet ?
— Mais vous avez dit que la mère était incapable de guérir la maladie de son mari ? demandai-je doucement. Et Charlotte non plus, de toute évidence. Ces femmes ne sont peut-être pas des sorcières, après tout ?
— Et que faites-vous de la fuite de Charlotte, alors ? lança un autre, qui venait de se joindre à nous. Cela prouve bien qu’elles étaient toutes les deux sorcières. Dès que sa mère a été arrêtée, Charlotte s’est enfuie avec son mari, son enfant et ses nègres vers les Antilles d’où ils venaient. Mais elle n’est partie qu’après avoir passé une heure en prison avec sa mère parce qu’ils ont été assez stupides pour croire qu’elle allait la persuader de se confesser. Ce qu’elle n’a pas fait, bien entendu.
— C’était la sagesse, dis-je. Et où Charlotte est-elle partie ?
— Retournée en Martinique, à ce qu’il paraît, avec son mari pâle et infirme qui y aurait fait fortune dans les plantations. Mais personne ne sait si c’est vrai.
Pendant plus d’une demi-heure, j’écoutai ces bavardages, le récit du procès et comment Deborah avait protesté de son innocence. On l’avait mise nue dans une cellule puis l’on avait coupé ses longs cheveux de jais avant de lui raser le sommet de la tête pour trouver la marque du diable.
— On l’a trouvée ? demandai-je en tremblant de dégoût.
— Ils ont trouvé deux marques, dit l’aubergiste qui venait d’apporter une troisième bouteille de vin blanc, payée par moi, qu’il servit à tout le monde. Mais elle a prétendu qu’elle les avait de naissance et que tout le monde en avait des comme ça. Elle a demandé qu’on les cherche sur tous les habitants de la ville, mais en vain.
— Et la fille ? demandai-je. Qu’a-t-elle dit sur sa mère avant de prendre la fuite ?
— Pas un mot à personne. Et dans la nuit, elle est partie.
— Une sorcière, dit le fils de l’aubergiste. Sinon, comment aurait-elle pu laisser sa mère mourir seule, avec ses fils contre elle ?
A cet instant précis, Stefan, je n’avais qu’une envie, c’était de quitter cette auberge pour aller parler au prêtre de la paroisse. Mais tu sais à quel point c’est dangereux. Car le risque était grand qu’il aille faire chercher l’inquisiteur au beau milieu de quelque ripaille, payée grâce au salaire de ses activités infâmes, et que celui-ci m’ait déjà vu dans un autre endroit et, horreur suprême, ait été au courant de mon travail et de mon imposture.
Pendant ce temps, mes nouveaux amis se régalaient de mon vin et disaient que de nombreux artistes illustres d’Amsterdam avaient fait le portrait de la jeune comtesse, si grande était sa beauté. Moi qui connaissais cette partie de l’histoire, je me retins de la leur raconter et leur offris une autre bouteille de vin avant de prendre congé.
La nuit était chaude et remplie d’éclats de voix et de rires. Toutes les fenêtres étaient ouvertes, des gens allaient et venaient devant la cathédrale, d’autres campaient le long des murs, prêts pour le spectacle, et aucune lumière n’était visible derrière la haute fenêtre à barreaux de la prison où la femme était incarcérée.
J’enjambai les gens assis discutant dans l’obscurité, me rendis à la sacristie, de l’autre côté du grand édifice, et actionnai le heurtoir de la porte. Une vieille femme me fit entrer et appela le prêtre. Un homme voûté aux cheveux gris arriva immédiatement et me salua en disant qu’il n’était pas au courant qu’un prêtre en voyage était arrivé en ville et que je devais quitter l’auberge pour venir loger chez lui.
Il accepta mon refus sans se faire prier, ainsi que mes excuses de ne plus pouvoir dire la messe à cause de l’état de mes mains. J’invoquai la dispense qui m’avait été accordée et autres mensonges nécessaires.
Par bonheur, l’inquisiteur était l’hôte de la vieille comtesse pour le dîner, en compagnie de tout ce que la ville comptait de notables, et ne reparaîtrait pas de la soirée.
A cet égard, justement, le prêtre était visiblement vexé parce que le juge, l’inquisiteur et les autres membres du clergé lui avaient ôté des mains toute l’affaire.
— Venez vous asseoir quelques instants, dit le prêtre. Je vais vous raconter ce que je sais d’elle.
Je lui posai sans attendre des questions d’importance, ayant le faible espoir que les habitants s’étaient trompés. Un appel avait-il été interjeté auprès de l’évêque ? Oui, et celui-ci l’avait condamnée. Et auprès du Parlement de Paris ? Oui, et il avait refusé d’entendre sa cause.
— La comtesse est-elle une sorcière si terrible ?
— C’était de notoriété publique, répondit le prêtre dans un murmure en levant les sourcils. Mais personne n’avait le courage de dire la vérité. Le comte agonisant l’a fait pour soulager sa conscience. Et la vieille comtesse, en lisant le livre de l’inquisiteur, Démonologie, y a reconnu toutes les choses étranges auxquelles ses petits-fils et elle avaient assisté.
Il poussa un profond soupir.
— J’ai un autre terrible secret à vous révéler, poursuivit-il en baissant la voix. Le comte avait une maîtresse, une femme très puissante dont le nom ne doit absolument pas être prononcé dans cette procédure. Elle nous a dit elle-même que le comte était terrifié par la comtesse et s’efforçait toujours de bannir sa maîtresse de ses pensées en présence de sa femme parce qu’elle était capable de lire dans le cœur des gens.
— Bien des hommes mariés devraient suivre cet exemple, dis-je, dégoûté. Mais qu’est-ce que cela prouve ?
— Vous ne comprenez pas ? C’est pour ça qu’elle a empoisonne son mari après sa chute de cheval. En mettant cela sur le compte de la chute, elle pensait ne pas être inquiétée.
Je ne répondis rien.
— Tout le monde le sait. Et demain, quand la foule commencera à se rassembler, surveillez les regards et sur qui ils se portent. Vous apercevrez la comtesse de Chamillart, de Carcassonne, sur les gradins devant la prison. Mais attention ! Je ne vous dis pas que c’est elle !
J’étais de plus en plus effondré.
— Vous n’imaginez pas le pouvoir qu’a le diable sur cette sorcière, reprit-il.
— Racontez-moi ça, je vous prie.
— Malgré la torture du chevalet, du brodequin et du fer rouge appliqué sur la plante de ses pieds, elle n’a rien confessé. Elle a seulement appelé sa mère et crié : « Roelant, Roelant » puis « Petyr ». Ce sont sûrement les noms de ses démons car ce ne sont pas des gens d’ici. Et soudain, grâce à ces invocations, elle s’est trouvée dans un état d’hébétude et ne sentait plus la moindre douleur.
Je ne pouvais en entendre davantage !
— Puis-je la voir ? demandai-je. Il est très important pour moi que je voie cette femme de mes propres yeux et que je l’interroge, si c’est possible.
Je produisis alors mon énorme livre d’observations en latin, que le vieil homme lisait à peine, semble-t-il, et bafouillai quelques explications sur les procès auxquels j’avais assisté à Bamberg, sur la maison de la sorcière, les centaines de personnes torturées et bien d’autres choses qui firent grosse impression sur l’homme d’Eglise.
— Je vais vous amener à elle, dit-il enfin. Mais c’est très dangereux, je vous préviens. Quand vous la verrez, vous comprendrez.
— Que voulez-vous dire ? demandai-je tandis que nous descendions l’escalier à la lueur d’une chandelle.
— Eh bien, elle est restée très belle ! Cela indique à quel point le diable l’aime. C’est pourquoi on l’appelle l’épouse du diable.
Nous empruntâmes un tunnel passant sous la nef de la cathédrale, là où les Romains enterraient autrefois leurs morts, et passâmes dans la prison, de l’autre côté. Par un escalier en colimaçon, nous montâmes au dernier étage où la femme était gardée derrière une porte si épaisse que les gardiens avaient des difficultés à l’ouvrir. Levant son chandelier, le prêtre m’indiqua un coin de mur au fond de la cellule.
Une faible lueur passait à travers les barreaux. Et c’est là, sur un tas de paille, que je l’aperçus, le crâne rasé, maigre et pitoyable, vêtue d’une chemise longue en lambeaux. Et pourtant, elle était pure et étincelante comme un lys, ainsi que ses admirateurs me l’avaient décrite. On lui avait même rasé les sourcils et la forme parfaite de sa tête rasée conférait une sorte de rayonnement à ses yeux lorsqu’elle les posa sur nous, passant de l’un à l’autre avec un léger hochement de tête indifférent.
Toi aussi tu le connais, ce visage, Stefan. Tu l’as vu sur un tableau.
Avant de poursuivre ta lecture, Stefan, quitte ta chambre, descends dans l’entrée principale de la maison mère et regarde, au pied de l’escalier, le portrait de femme aux cheveux noirs peint par Rembrandt Van Rijn. C’est elle. C’est ma Deborah Mayfair. C’est cette femme chauve qui attend, tremblante, tandis que je suis en train d’écrire, dans la prison de l’autre côté de la place.
Je suis dans ma chambre d’auberge et je viens de la quitter. J’ai des bougies en suffisance, comme je te l’ai dit, plus de vin qu’il ne m’en faut, et un petit feu tente de chasser le froid. Je suis assis à la table devant la fenêtre et je vais maintenant tout te raconter.
J’ai rencontré cette femme il y a vingt-cinq ans. J’en avais alors dix-huit et elle douze.
C’était avant que tu arrives au Talamasca. Moi, j’y étais depuis six ans. A l’époque, on aurait dit que des bûchers de sorcières brûlaient d’un bout à l’autre de l’Europe et l’on m’avait sorti de mes études pour accompagner Junius Paulus Keppelmeister, un vieil érudit en matière de sorcières, dans ses voyages à travers l’Europe. Il venait d’entreprendre de m’enseigner ses quelques piètres méthodes pour sauver les sorcières, en les défendant quand il le pouvait et en les enjoignant de dénoncer leurs accusateurs comme complices, ainsi que les épouses des citoyens les plus en vue de la ville, afin de discréditer l’ensemble de l’enquête et de faire annuler les charges.
C’était la première fois que je m’aventurais hors de la maison mère et, lorsque Junius tomba malade et mourut à Edimbourg, je fus complètement désemparé. Nous faisions chemin pour enquêter sur le procès d’une Écossaise fourbe, très réputée pour ses pouvoirs de guérisseuse, qui avait fait tomber la grêle sur une laitière de son village et avait été accusée de sorcellerie alors que la laitière était indemne.
Sa dernière nuit dans ce monde. Junius m’ordonna de continuer sans lui et me conseilla de ne jamais me départir de ma fausse identité d’étudiant suisse calviniste. Étant bien trop jeune pour passer pour un pasteur, je ne pouvais me servir des documents que Junius utilisait pour sa propre identité mais, ayant voyagé en tant que son élève, en tenue civile de protestant, je résolus de n’y rien changer.
Tu n’imagines pas ma peur, Stefan.
Les bûchers d’Écosse me terrifiaient. Les Écossais étaient aussi cruels que les Français et les Allemands et ne tiraient apparemment aucun enseignement de leurs voisins anglais, plus miséricordieux et plus raisonnables. J’avais tellement peur lors de ce premier voyage que la beauté des Highlands ne fit aucun effet sur moi.
Que pourrais-je bien y faire, sans l’aide de Junius ? En entrant dans le village, je m’aperçus que j’arrivais trop tard. La sorcière avait été brûlée le jour même et l’on venait d’amener les chariots devant emporter les restes du bûcher.
Charrette après charrette, on chargea les résidus de cendres, de bois, d’os et de charbon, puis la procession quitta la petite place, entourée de gens au visage solennel, pour se rendre dans la campagne. C’est là que j’aperçus Deborah Mayfair, la fille de la sorcière.
Les mains liées, la robe déchirée et sale, on l’avait amenée pour assister à la dispersion aux quatre vents des cendres de sa mère.
Elle était là, muette, ses cheveux noirs séparés par une raie et ondulant sur son dos, ses yeux bleus secs.
— Ça prouve que c’est une sorcière, dit une vieille femme. Elle ne verse pas une larme.
Mais moi je savais. Je connaissais cette pâleur de visage, cette démarche de somnambule, cette indifférence tandis que les cendres étaient éparpillées et que les chevaux les piétinaient pour les disperser. Je connaissais bien ce comportement car j’avais été moi-même un orphelin errant dans les rues d’Amsterdam après la mort de mon père. Je me rappelais la façon dont hommes et femmes me parlaient. Il ne me venait même pas à l’esprit de leur répondre, de détourner mon regard ou de changer mon attitude.
— Qu’est-ce qu’ils vont faire d’elle ? demandai-je à la vieille femme.
— Ils devraient la brûler aussi, mais ils ont trop peur, répondit-elle. Elle est très jeune et c’est une enfant de l’amour. Personne ne lui ferait de mal par crainte de celui qui pourrait être son père.
Sur ce, la vieille femme se retourna et jeta un regard grave sur le château accroché aux rochers, à des lieues de l’autre côté de la verte vallée.
Tu sais, Stefan, les enfants n’ont pas été épargnés dans ces persécutions. Mais chaque village est différent. Et c’était l’Écosse. Et je ne savais pas ce qu’était une enfant de l’amour, ni qui vivait dans ce château, ni quelle importance tout cela pouvait avoir.
Je les regardai en silence mettre l’enfant dans une charrette et la ramener en ville. Ses cheveux sombres flottaient dans le vent tandis que les chevaux prenaient de la vitesse. Elle regardait droit devant elle, une brute à côté d’elle la tenant fermement pour l’empêcher de tomber quand les roues de la carriole s’enfonçaient dans les ornières de la route.
C’est alors que je pris ma décision. Il fallait coûte que coûte que je la sorte de là, au besoin par la ruse.
Laissant la vieille femme retourner à pied à sa ferme, je suivis la charrette jusqu’au village. La petite fille ne sortit qu’une fois de sa stupeur, en passant devant les vieilles pierres situées à l’extérieur du village. Il s’agissait d’un de ces cercles de pierres énormes, remontant à des temps très anciens, domaine dans lequel tu t’y entends bien mieux que moi. Elle fixa sur ce cercle un regard insistant pour une raison que j’ignore totalement.
Car, au loin dans le champ, au milieu du cercle, il n’y avait qu’un homme, à peine plus vieux que moi, grand, mince et aux cheveux sombres. Je le distinguais mal car le ciel était si clair que l’homme avait l’air transparent. Au point que je me suis même dit que c’était peut-être un esprit plutôt qu’un homme.
J’eus l’impression que leurs regards s’étaient croisés. Ce détail m’a frappé parce que jusque-là elle avait été si inerte que ce geste m’avait étonné. Je pense maintenant que c’était plus qu’un détail mais nous en débattrons plus tard.
Je partis sans attendre à la recherche de la commission désignée par le Conseil privé écossais, qui ne s’était pas encore dispersée car, selon la coutume, ses membres devaient souper ensemble aux frais de la défunte. Lorsque j’entrai, l’aubergiste m’informa que la sorcière possédait beaucoup d’or, ce qui avait permis de payer son procès, sa torture, le juge, le bois et le charbon du bûcher et même la carriole qui avait emporté ses cendres.
— Joignez-vous à nous pour le souper, dit-il, c’est la sorcière qui régale.
Je déclinai l’invitation et me dirigeai vers les membres de la commission auxquels je me présentai comme un étudiant de la Bible très croyant. Je sollicitai d’eux la permission d’emmener en Suisse l’enfant de la sorcière, pour la remettre entre les mains d’un bon calviniste qui en ferait une bonne chrétienne et effacerait de sa mémoire le souvenir de sa mère.
En fait, toutes ces explications étaient inutiles. Il m’aurait suffi de prononcer le mot « Suisse » car ces gens me répondirent immédiatement que tout ce qu’ils désiraient était de se débarrasser de l’enfant au plus vite. Le duc lui-même ne voulait pas la brûler car elle était une enfant de l’amour, ce qui effrayait grandement les villageois.
— Et qu’est-ce qu’une enfant de l’amour, je vous prie ?
Ils m’expliquèrent alors que les habitants des Highlands étaient fort attachés à leurs vieilles coutumes et qu’ils faisaient la veille du 1er mai de grands feux de joie autour desquels ils dansaient et festoyaient toute la nuit. Et c’était au cours de telles festivités que Suzanne, la jeune fille la plus méritante du village et reine de Mai cette année-là, avait conçu Deborah.
C’était une enfant de l’amour et tout le monde l’aimait car personne ne savait qui était son père. C’était peut-être un homme du village ou un noble et, dans l’ancien temps, une coutume païenne voulait que les enfants de l’amour soient considérés comme les enfants des dieux.
— Emmenez-la à ce bon pasteur suisse, mon frère, le duc en sera très satisfait. Mais mangez, et buvez d’abord quelque chose. C’est la sorcière qui paie et les victuailles ne manquent pas.
Moins d’une heure plus tard, je quittai la ville à cheval, l’enfant assise devant moi. En traversant le tapis de cendres, au carrefour, elle ne jeta pas même un regard ; pas plus que vers le château lorsque nous descendîmes la route longeant le bord du loch Donnelaith.
Dès notre arrivée à l’auberge où nous devions faire notre première halte, je saisis toute la dimension de ce que je venais de faire. Cette fille muette, sans défense, très belle, déjà très femme à bien des égards, était sous ma garde. Et moi, à peine plus âgé qu’un garçon, je l’avais emmenée sans autorisation du Talamasca, m’exposant ainsi aux plus terribles réprimandes à mon retour.
Nous prîmes deux chambres séparées, comme l’exigeait la bienséance, mais je craignais qu’elle n’en profitât pour s’échapper. Enveloppé dans ma cape, comme pour me protéger, je m’allongeai donc sur le matelas de paille en face d’elle et l’examinai en essayant de réfléchir à ce que j’allais faire.
A la lueur d’une chandelle dégageant une odeur pestilentielle, je m’aperçus que quelques mèches de ses cheveux noirs étaient nouées ensemble très haut de part et d’autre de sa tête, de façon à retenir dans son dos le reste de sa chevelure, et que ses yeux ressemblaient à des yeux de chat. Je veux dire par là qu’ils étaient ovales et étroits, qu’ils remontaient un peu aux extrémités et brillaient. Sous les yeux se trouvaient des joues rondes mais délicates. Ce n’était pas un visage de paysanne. Sous sa robe en lambeaux pointaient des seins ronds et pleins de femme, ses chevilles, qu’elle avait croisées pour s’asseoir sur le sol, étaient finement dessinées. Je ne pouvais regarder sa bouche sans avoir envie de l’embrasser et j’avais honte de ces viles pensées.
J’aurais bien voulu lire dans les siennes mais elle avait dû le sentir car elle avait complètement fermé son esprit.
Je finis tout de même par penser aux choses les plus élémentaires comme lui trouver de la nourriture et des vêtements décents. Je sortis donc chercher de quoi nous restaurer, du vin, une robe correcte, un seau d’eau chaude pour la toilette et une brosse à cheveux.
A mon retour, elle fixa ces objets comme si elle se demandait à quoi ils servaient. Je m’aperçus alors, seulement, qu’elle était couverte de saleté et de marques de fouet et qu’on voyait ses os sous sa peau.
Stefan, si tu savais… Je t’assure que j’avais pitié d’elle tandis que je la baignai après l’avoir déshabillée. Et pourtant, l’homme que j’étais brûlait de mille feux. Sa peau était claire et douce au toucher. Elle n’eut pas la moindre résistance pendant que je la lavais, ni quand je l’habillai et lui brossai les cheveux.
A cette époque, je tenais en majeure partie de mes lectures ce que je savais des femmes. Et cette créature me paraissait d’autant plus mystérieuse dans sa nudité et sa tranquillité impuissante. Mais, pendant tout ce temps, elle me regardait de ses yeux silencieux qui m’effrayaient quelque peu et me donnaient la sensation que si mes mains s’égaraient elle me foudroierait sur place.
Elle ne broncha pas lorsque je lavai les marques laissées sur son dos par la lanière du fouet. Je lui donnai à manger avec une cuillère en bois et elle se laissa faire avec la plus grande docilité.
Au cours de la nuit, je me réveillai en rêvant que je l’avais prise, très soulagé de constater que ce n’était pas le cas. Mais elle était éveillée et me regardait de ses yeux de chat. Je lui rendis son regard pendant un moment en essayant de deviner ses pensées. La lumière de la lune se déversait par la fenêtre, en même temps qu’une brise d’air frais vivifiant, et je constatai que son visage avait perdu son inertie. Il affichait maintenant une expression de malveillance et de colère qui m’épouvanta. On aurait dit une bête sauvage.
D’une voix apaisante, je tentai de lui dire en anglais qu’elle était en sécurité avec moi et que j’allais l’emmener dans un endroit où personne ne l’accuserait de sorcellerie et que ceux qui s’en étaient pris à sa mère étaient méchants et cruels.
Elle n’eut aucune réaction, sinon que son visage sembla moins implacable, comme si mes mots avaient atténué sa colère. Elle retomba ensuite dans son hébétude.
Je lui dis que j’appartenais à une organisation de bonnes gens qui ne voulaient pas faire de mal ni brûler les guérisseuses. Et que j’allais l’emmener à notre maison mère, où les gens se moquaient des choses auxquelles les chasseurs de sorcières croyaient.
— Ce n’est pas en Suisse, contrairement à ce que j’ai dit aux méchants là-bas, mais à Amsterdam, précisai-je. Tu as entendu parler de cette ville ? C’est un lieu magnifique.
Elle eut l’air de comprendre mes paroles. Elle m’adressa un sourire méprisant et je l’entendis marmonner en anglais :
— Vous n’êtes pas un prêtre. Vous êtes un menteur !
Toute la journée et toute la nuit du lendemain, elle ne m’adressa pas la parole. Mais elle mangeait maintenant seule et semblait reprendre des forces.
La nuit suivant notre arrivée à Londres, je me réveillai en l’entendant parler tout haut dans notre chambre d’auberge. Me penchant, je vis qu’elle regardait par la fenêtre et je l’entendis dire en anglais, avec un fort accent écossais :
— Laisse-moi tranquille, diable ! Je ne veux plus te voir.
Lorsqu’elle se retourna, je vis des larmes dans ses yeux. Plus que jamais elle avait l’air d’une femme. Elle n’eut pas l’air surprise de me voir éveillé. Elle se recoucha et se tourna vers le mur.
— A qui parliez-vous ? lui demandai-je.
Elle ne répondit pas. Je m’assis dans le noir et me mis à lui parler, ignorant si elle m’entendait ou non. Je lui dis que si elle avait vu quelque chose, que ce soit un fantôme ou un esprit, ce n’était pas forcément le diable. Car qui pouvait dire qui étaient ces créatures invisibles ? Je la priai de me parler de sa mère et de ce qui l’avait fait accuser de sorcellerie car j’étais certain qu’elle possédait des pouvoirs identiques à ceux de sa mère. Mais elle ne me répondit pas plus.
Le lendemain, je l’emmenai dans une maison de bains puis lui achetai une nouvelle robe mais cela ne parut pas l’intéresser. Elle regardait froidement la foule et les coches qui passaient. Impatient de quitter cet endroit et de rentrer chez moi, j’ôtai ma soutane et m’habillai en gentilhomme hollandais, ce qui me vaudrait certainement le plus grand respect et d’être bien servi.
Ce changement provoqua chez elle une sorte d’étonnement et elle m’adressa un nouveau sourire de dédain, comme si elle avait su que j’avais en tête quelque sordide dessein. Était-elle capable de lire dans mes pensées et de savoir que chaque fois que je me réveillais je pensais au moment où je l’avais baignée ? J’espérais que non.
Elle était si jolie dans sa nouvelle robe. Je n’avais jamais vu plus jolie jeune fille. J’avais tressé une partie de ses cheveux et enroulé cette tresse au sommet de sa tête pour dégager son visage, comme je l’avais vu sur certaines femmes. Elle était tout bonnement ravissante.
Jusqu’à Amsterdam, nous nous fîmes passer pour un frère et une sœur hollandais. Comme je l’avais escompté, notre ville la réveilla de sa torpeur, avec ses jolis canaux bordés d’arbres, ses bateaux et ses jolies maisons à quatre ou cinq étages qu’elle examina avec une vigueur retrouvée.
En arrivant à la maison mère, avec le canal à ses pieds, et voyant que c’était « chez moi » et désormais chez elle, elle ne put cacher son émerveillement. Cette enfant ne connaissait du monde qu’un misérable village de bergers et les auberges vétustés dans lesquelles nous avions logé. Il est donc facile d’imaginer sa surprise lorsqu’elle vit un vrai lit dans une chambre hollandaise impeccable. Elle ne sortit pas de son mutisme mais l’ébauche de sourire qui fleurit sur ses lèvres était éloquente.
J’allai directement voir mes supérieurs, Roemer Franz et Petrus Lancaster, dont tu te souviens certainement, et leur narrai mon aventure.
Je fondis en larmes en leur disant que j’avais emmené l’enfant parce qu’elle était seule au monde et que je n’avais aucune excuse pour avoir dépensé tant d’argent. A mon grand étonnement, ils me pardonnèrent, et se mirent aussi à rire car ils connaissaient mes secrets les plus intimes. Roemer dit :
— Petyr, tu as fait une telle pénitence entre l’Ecosse et ici que tu mérites une augmentation de traitement et peut-être même une chambre plus spacieuse au sein de cette maison.
Et ils rirent de plus belle.
Deborah refusa de répondre aux questions qui lui furent posées. Mais lorsque la femme de Roemer, qui vécut avec nous toute sa vie, alla vers elle et lui remit une aiguille et un canevas, Deborah se mit à broder avec un certain talent.
A la fin de la semaine, la femme de Roemer et les autres épouses lui avaient appris à confectionner de la dentelle. Des heures durant, elle tirait l’aiguille, ne répondant jamais quand on s’adressait à elle, mais scrutant ceux qui l’entouraient dès qu’elle levait la tête puis se remettant au travail sans un mot.
Elle semblait éprouver de l’aversion envers les femmes de notre organisation, non pas les épouses de nos membres, mais les étudiantes qui avaient elles aussi des pouvoirs. Elle ne me parlait toujours pas mais ne m’envoyait plus de regards noirs, et lorsque je lui proposais une promenade elle acceptait. Elle était sans cesse émerveillée par la ville et me permettait de lui offrir un verre à la taverne, bien que le spectacle de femmes respectables y buvant et y mangeant semblât l’étonner tout comme il étonnait les étrangers qui avaient l’habitude de voyager.
Pendant tout le chemin, je lui décrivais notre cité, lui racontais son histoire et sa tolérance, et comment des Juifs s’y étaient établis pour fuir la persécution en Espagne, et comment les catholiques y vivaient en paix parmi les protestants, et qu’il n’y avait plus ici d’exécutions pour sorcellerie. Je l’emmenais aussi chez les imprimeurs et les libraires.
Un jour, nous rendîmes une brève visite à Rembrandt Van Rijn, toujours entouré d’élèves. Nous bûmes un verre de vin en compagnie des jeunes peintres venus étudier avec le maître et ce fut ce jour-là qu’il vit Deborah pour la première fois. Plus tard, il allait faire son portrait.
Elle garda le silence pendant toute la visite mais je constatai qu’elle était ravie par le travail des peintres et que les portraits de Rembrandt l’attiraient tout particulièrement, ainsi que cet homme de génie lui-même. Nous nous rendîmes dans d’autres ateliers et parlâmes à d’autres artistes de nos amis. Emmanuel de Witte et d’autres, qui exerçaient alors leur art dans notre ville. Cela parut la revigorer et la rendre à la vie, son visage étant à certains moments très doux et avenant.
En passant devant les échoppes des bijoutiers, elle me faisait signe, en me touchant légèrement de ses doigts blancs, de nous arrêter. Ses doigts blancs. Je m’en souviens si bien.
Elle montra une grande fascination pour ceux qui taillaient et polissaient les diamants et pour les marchands et les riches mécènes qui venaient de toute l’Europe, voire du monde entier, afin d’acheter leurs fins bijoux. J’aurais aimé avoir suffisamment d’argent pour lui acheter quelque chose de beau. Bien entendu, très attirés par sa beauté et ses beaux vêtements – la femme de Roemer l’avait magnifiquement vêtue –, les marchands commencèrent à lui faire l’article et à lui proposer de voir leurs marchandises.
Une belle émeraude brésilienne sertie d’or, que l’on était en train de présenter à un riche Anglais, attira son attention. Lorsque l’Anglais y renonça à cause de son prix, elle s’assit à la table pour l’observer, comme si elle avait eu l’argent pour l’acheter ou que j’allais l’acquérir pour elle. On aurait dit qu’elle était envoûtée par la pierre rectangulaire fixée dans un filigrane de vieil or. Puis, en anglais, elle en demanda le prix et ne cilla pas lorsqu’on le lui indiqua.
J’assurai promptement le marchand que nous allions y réfléchir, puisque de toute évidence la jeune femme en avait envie, et, en souriant, je sortis avec elle. J’étais horriblement triste de ne pas pouvoir lui offrir ce bijou.
En longeant le quai, sur le chemin du retour, elle me dit :
— Ne soyez pas triste. Qui pourrait exiger cela de vous ?
Et, pour la première fois, elle me sourit et pressa ma main. Mon cœur se mit à battre mais elle retomba dans sa froideur et son silence.
Le septième jour du séjour de Deborah dans la maison mère, une femme de nos membres, dont tu as beaucoup entendu parler bien qu’elle soit maintenant morte depuis des années, revint de Haarlem où elle avait rendu visite à son frère, un homme plutôt ordinaire. Elle, en revanche, n’était pas une femme ordinaire : je te parle de la grande sorcière Geertruid Van Stolk. Elle était à l’époque la plus puissante de toute notre communauté, hommes et femmes confondus. Dès son arrivée, on lui raconta l’histoire de Deborah et on lui demanda de parler à l’enfant et de voir si elle pouvait lire dans ses pensées.
Geertruid alla tout de suite la voir mais Deborah, l’entendant approcher, se leva de son tabouret en le renversant, jeta son ouvrage et s’adossa au mur. Elle fixa alors Geertruid d’un regard plein de haine puis chercha à sortir de la pièce, s’agrippant aux murs comme si elle avait cherché à les traverser, trouvant finalement la porte et se ruant dans le couloir menant à la rue.
Roemer et moi tentâmes de la retenir, la priant de se calmer et lui disant que personne ne lui voulait du mal. Enfin, Roemer me dit : « Il faut briser le silence de cette enfant. » Entre-temps, Geertruid m’avait passé un message en latin griffonné rapidement – « Cette enfant est une puissante sorcière » – que je passai à mon tour à Roemer, sans prononcer un mot.
Nous implorâmes Deborah de nous suivre dans le bureau de Roemer, une grande pièce confortable que tu connais bien puisque tu en as hérité, mais à l’époque elle était remplie de pendules, car il les adorait, qui ont maintenant été réparties dans toute la maison.
Roemer gardait toujours ouvertes les fenêtres donnant sur le canal et l’on eût dit que tous les bruits agréables de la ville entraient dans la pièce. Lorsqu’il pria Deborah de s’asseoir et de se calmer, elle semblait tranquille et réconfortée. Mais elle le regardait dans les yeux, comme lasse et peinée.
Peinée. Je lus sa peine à cet instant, au point que les larmes me montèrent aux yeux. Son masque impassible avait disparu et ses lèvres tremblaient lorsqu’elle dit en anglais :
— Qui sont ces femmes et ces hommes ici ? Au nom du ciel, qu’attendez-vous de moi ?
— Deborah, dit-il sur un ton apaisant, écoutez-moi attentivement. Je vais tout vous raconter. Pendant tout ce temps, nous avons essayé de savoir à quel point vous étiez capable de comprendre.
— Et qu’y a-t-il à comprendre ? demanda-t-elle avec haine.
Avec sa voix vibrante et ses joues enflammées, elle devint une femme, dure et froide à l’intérieur, et affectée par les horreurs dont elle avait été témoin. Où était l’enfant en elle ? m’interrogeai-je lorsqu’elle se tourna vers moi, puis vers Roemer qui, une fois n’est pas coutume, était intimidé. Mais il se reprit immédiatement et continua.
— Nous sommes un ordre d’érudits dont le dessein est d’étudier les personnes douées de pouvoirs singuliers, comme ceux qu’avait votre mère dont on a dit à tort qu’ils lui venaient du diable – et ceux que vous possédez probablement. N’est-il pas vrai que votre mère avait le don de guérir ? Mon enfant, un tel pouvoir n’a rien à voir avec le diable. Vous voyez ces livres tout autour de vous ? Ils sont pleins d’histoires sur des gens que l’on appelle parfois des sorciers ou des sorcières. Si vous avez de tels pouvoirs, faites-nous confiance car nous pouvons vous enseigner ce qu’ils peuvent ou ne peuvent pas faire.
Je vis la haine revenir sur le visage de Deborah et Roemer murmura : « Elle lit nos pensées, Petyr, et elle peut cacher les siennes. »
— Mon enfant, ajouta-t-il, ce dont vous avez été témoin est terrible mais je suis certain que vous n’avez pas cru les accusations proférées contre votre mère. Dites-nous, je vous prie, à qui vous parliez à l’auberge, la nuit où Petyr vous a entendue. Si vous pouvez voir les esprits, dites-le-nous. Nous ne vous ferons jamais aucun mal.
Aucune réponse.
— Mon enfant, laissez-moi vous montrer mon propre pouvoir. Il ne me vient pas de Satan et je n’ai nul besoin de l’invoquer. Je ne crois pas à Satan. Regardez ces pendules autour de vous. La grande horloge là-bas, la pendule à votre gauche, celle posée sur la cheminée et encore celle qui est sur le bureau.
Elle les regarda, ce qui nous soulagea beaucoup, car au moins elle comprenait. Puis elle prit un air consterné lorsque Roemer, parfaitement immobile, les fit toutes arrêter. Le tic-tac cessa, laissant la place à un silence qui paraissait suffisamment profond pour masquer les bruits montant du canal.
— Mon enfant, ayez confiance en nous car nous partageons ces pouvoirs.
Me montrant du doigt, il me demanda de remettre les pendules en marche par la force de mon esprit. Je fermai les yeux et dis aux pendules : « Repartez. » Elles m’obéirent et la pièce se remplit à nouveau de leur tic-tac.
Le visage de Deborah passa d’une suspicion froide à un mépris soudain. Elle sauta de sa chaise et s’adossa aux rayons de livres en nous regardant tour à tour d’un air malveillant.
— Des sorciers ! cria-t-elle. Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ? Vous êtes tous des sorciers ! Vous obéissez à Satan ! (Les larmes coulaient sur ses joues. Elle hoqueta encore :) C’est vrai, vrai, vrai !
— Non, mon enfant, dit Roemer. Nous ne connaissons rien du diable ! Nous essayons seulement de comprendre ce que les autres condamnent.
— Deborah ! criai-je. Oubliez les mensonges qu’on vous a enseignés. Personne, dans la ville d’Amsterdam, ne voudrait vous brûler. Pensez à votre mère. Que disait-elle de ce qu’elle avait fait, avant qu’on la torture ?
Mais je n’avais pas trouvé les bonnes paroles. Je ne pouvais pas savoir, Stefan. Je ne pouvais pas. Lorsque son visage se crispa et qu’elle mit les mains sur ses oreilles, je compris mon erreur. Sa mère pensait qu’elle était mauvaise !
La bouche tremblante, Deborah se mit en colère.
— Méchants ! Sorciers ! Je vais vous montrer ce que le démon peut faire dans les mains d’une vraie sorcière.
Elle alla se placer au centre de la pièce, leva la tête vers la fenêtre et cria :
— Viens, mon Lasher, montre à ces pauvres petits sorciers ce qu’est le pouvoir d’une sorcière et de son démon. Casse toutes les pendules, l’une après l’autre.
Immédiatement, une grande ombre apparut dans l’encadrement de la fenêtre, comme si l’esprit qu’elle avait appelé s’était condensé.
Le verre fin des pendules se brisa, les joints collés du bois éclatèrent, les ressorts furent projetés à l’extérieur, les pendules de la cheminée et du bureau tombèrent au sol et la grande horloge s’écrasa par terre.
Roemer prit peur car il n’avait jamais vu un esprit si puissant, et tout ce que nous pûmes sentir fut la présence de la chose, lorsqu’elle passa près de nous à nous toucher.
— Allez au diable ! Je ne serai pas votre sorcière ! cria Deborah.
Les livres se mirent à tomber tout autour de nous, Deborah s’échappa et la porte claqua derrière elle. En réunissant nos forces, nous ne parvînmes pas à l’ouvrir.
Mais l’esprit était parti. Nous n’avions plus rien à redouter et, après un long silence, nous pûmes ouvrir la porte et sortîmes d’un pas rassuré. Deborah avait quitté la maison.
A cette époque, Stefan, Amsterdam était l’une des grandes métropoles d’Europe. Elle devait abriter dans les cent cinquante mille âmes ou plus. Et Deborah s’était évanouie dans cette grande ville. Les recherches que nous entreprîmes dans les bordels et les tavernes furent infructueuses. Nous nous rendîmes même chez la duchesse Anna, la plus riche putain d’Amsterdam, car nous imaginions que c’était un endroit où une beauté comme Deborah aurait pu trouver refuge. La duchesse, toujours contente de nous voir et de parler avec nous, nous servit un bon vin mais ignorait tout de cette mystérieuse enfant.
Ce fut une quinzaine de jours plus tard qu’un jeune étudiant de Rembrandt récemment arrivé d’Utrecht vint me dire que la jeune fille que je cherchais vivait chez le vieux portraitiste Roelant. Cet homme avait étudié de nombreuses années en Italie dans sa jeunesse et attirait beaucoup de gens curieux de voir son travail. Il était très malade, invalide, et ne parvenait plus à payer ses dettes.
J’allai donc immédiatement chez lui mais, alors que je le connaissais personnellement, je trouvai porte close : il n’avait pas de temps à consacrer aux « érudits déments », comme il nous appelait, et me fit dire en termes haineux que même à Amsterdam les gens singuliers comme nous devraient être interdits de cité.
Roemer me conseilla de me tenir tranquille quelque temps afin de me faire oublier. Or, les jours qui suivirent, j’appris que Roelant avait payé tous ses créanciers, qui étaient fort nombreux, et que lui et ses enfants de son premier mariage s’habillaient maintenant de riches vêtements.
On m’apprit également qu’il avait pris à son service une jeune Écossaise d’une grande beauté, Deborah, pour s’occuper de ses enfants et que celle-ci lui avait préparé pour ses doigts infirmes un onguent qui les avait déliés et qu’il avait repris le pinceau. La rumeur disait qu’il était grassement payé pour ses nouveaux portraits, mais il aurait fallu qu’il en peigne trois ou quatre par jour, Stefan, pour pouvoir se payer son nouveau train de vie.
La jeune Écossaise était riche, disait-on. Elle était la fille naturelle et bien-aimée d’un noble de son pays qui, ne pouvant la reconnaître, lui envoyait quantité d’argent que, par gratitude, elle partageait avec les Roelant. Quelle jolie fable, Stefan !
Tout allait donc pour le mieux sous le toit des Roelant et le vieil homme épousa la jeune fille avant la fin de l’année. Deux mois avant ce mariage, le maître Rembrandt avait déjà fait le portrait de Deborah et un mois après la cérémonie le tableau fut exposé dans le salon de Roelant pour que tout le monde puisse venir l’admirer.
Sur ce portrait, Deborah portait autour du cou celle même émeraude brésilienne qu’elle avait tant convoitée le jour où je l’avais emmenée en promenade. Elle était retournée l’acheter, ainsi que tous les bijoux qui lui plaisaient et les peintures de Hals et Judith Leister faites par Rembrandt qu’elle admirait tant.
Un jour, j’en eus assez d’attendre. La maison étant ouverte aux visiteurs désireux d’admirer le portrait dont Roelant était si fier, j’en franchis le seuil. Le vieux Roelant ne fit rien pour me barrer l’accès mais, au contraire, claudiqua vers moi appuyé sur sa canne, m’offrit de sa propre main un verre de vin et me montra du doigt sa bien-aimée, Deborah, apprenant le latin et le français avec un précepteur. Elle apprenait si vite, me dit-il, qu’il en était fasciné. Elle venait de lire les écrits d’Anna Maria Van Schurman qui prétendait que les femmes étaient aussi aptes à l’instruction que les hommes.
Comme il semblait déborder de joie !
Elle faisait maintenant plus vieille que son âge. Avec ses bijoux et sa robe de velours vert, on aurait dit qu’elle avait dix-sept ans. Elle portait de larges manches, des jupes volumineuses et un ruban vert orné de rosettes dans ses cheveux noirs. Avec le reflet du magnifique tissu qui la parait, ses yeux paraissaient verts. Je songeai soudain que Roelant ne devait pas connaître son âge car pas un seul mot de ce que je savais d’elle n’avait jamais franchi mes lèvres. Je restai là, pétrifié par sa beauté, et le coup fatal me fut porté lorsqu’elle leva les yeux et me sourit.
Je voulus m’en aller et fis un geste pour poser mon verre mais elle vint au-devant de moi, souriant toujours, me prit les mains et dit : « Petyr, venez avec moi », en m’entraînant dans un petit cabinet servant de lingerie.
Quel éclat et quelle grâce elle avait acquis ! Une dame de la cour n’aurait pas mieux fait. Je me rappelai dans quel état je l’avais trouvée.
Elle était métamorphosée. Grâce aux minces rayons de lumière qui parvenaient dans cette minuscule pièce, je l’examinai en détail. Je la trouvai robuste, parfumée, les joues roses. La grande émeraude brésilienne dans son filigrane d’or reposait entre ses seins généreux.
— Pourquoi n’avez-vous dit à personne que vous me connaissiez ? me demanda-t-elle, comme si elle ignorait la réponse.
— Deborah, nous vous avons dit la vérité sur nous. Nous ne voulions que vous offrir un refuge et connaître vos pouvoirs. Venez nous voir quand vous le voudrez.
Elle se mit à rire.
— Vous êtes fou, Petyr, mais c’est grâce à vous que je suis sortie de la misère pour entrer dans cet endroit merveilleux.
Elle plongea la main dans une poche cachée dans les replis de ses jupes et en sortit une poignée d’émeraudes et de rubis.
— Prenez-les, Petyr !
— Deborah ! Comment vous êtes-vous procure ces pierres ? murmurai-je. Et si l’on vous accusait de les avoir volées ?
— Mon diable est trop malin pour cela, Petyr. Elles viennent de très loin. Je n’ai qu’à demander pour en obtenir à l’infini. C’est ce qui m’a permis d’acheter le bijou que je porte autour du cou. Le nom de mon diable est gravé au dos de la monture en or, Petyr. Mais vous savez son nom. Je vous adjure de ne jamais l’appeler car il me sert et ne peut que détruire tout autre que moi qui voudrait l’invoquer.
— Deborah, revenez chez nous, l’implorai-je. Même pour quelques instants, de temps à autre, pour parler avec nous, si votre époux le permet. L’esprit dont vous parlez n’est pas le diable mais il est puissant et peut faire le mal par insouciance ou par cette espièglerie qui caractérise les esprits. Deborah, ce n’est pas un jeu, vous devez le savoir ! Ce que vous faites est dangereux. Plus vous parlerez à cette créature, plus elle sera puissante…
Elle m’imposa le silence. Elle arborait maintenant une expression de dédain. Lorsque je refusai une nouvelle fois de prendre les pierres précieuses, elle me traita de fou, expliquant que je ne savais pas faire usage de mes pouvoirs. Puis elle me remercia de l’avoir amenée dans la ville idéale pour une sorcière et, m’adressant un sourire mauvais, elle se mit à rire.
— Deborah, nous ne croyons pas à Satan mais nous croyons au mal, dis-je. Le mal, c’est ce qui est destructeur pour l’humanité. Je vous supplie de vous défier de cet esprit. Ne croyez pas ce qu’il dit de lui-même et de ses intentions. Car personne ne sait ce que ces créatures sont en réalité.
— Arrêtez ! Vous me mettez en colère. Petyr. Qu’est-ce qui vous dit qu’il me parle ? C’est moi qui lui parle. Pensez aux démonologies, Petyr, ces vieux livres écrits par un clergé fanatique qui croit aux démons, car ils contiennent plus de connaissances sur la façon de contrôler ces êtres invisibles que vous ne croyez. Je les ai vus dans vos rayonnages. Je connaissais le terme latin de démonologie car j’avais déjà vu de tels livres.
Ces livres étaient pleins de vérités mais aussi de mensonges, lui dis-je. Alors que je reculais avec tristesse, elle m’enjoignit une nouvelle fois de prendre les pierres. Je refusai. Elle les glissa dans ma poche et pressa ses lèvres chaudes contre ma joue. Je quittai la maison.
Roemer m’interdit de la revoir. Je ne lui ai jamais demandé ce qu’il avait fait des pierres. Les grands entrepôts renfermant le trésor du Talamasca ne m’ont jamais beaucoup intéressé. Je n’en sais pas plus aujourd’hui qu’alors : mes factures et mes vêtements sont payés et j’ai dans ma bourse les pièces dont j’ai besoin.
Même lorsque Roelant tomba malade, et Deborah n’y était pour rien, je te l’assure, Stefan, on m’a interdit de rendre visite à la jeune femme.
Mais le plus curieux de tout, Stefan, c’est que très souvent je la voyais dans des endroits singuliers, seule ou tenant l’un des fils de Roelant par la main, qui me regardait de loin. Je l’ai vue à plusieurs reprises dans la rue, et même une fois sous ma fenêtre de la maison du Talamasca, et encore une autre chez Rembrandt Van Rijn, assise en train de coudre près de Roelant et m’observant de ses yeux obliques.
A un certain moment, j’ai même eu l’impression qu’elle me poursuivait. Parfois, lorsque je me promenais seul en pensant à elle, je songeais à notre première rencontre et au moment où je lui avais donné à manger et l’avais lavée comme une enfant. Et, soudain, je me retournais et elle était là, marchant derrière moi dans une belle tenue en velours et me fixant du regard avant de tourner dans une autre rue.
Le mois précédant la mort de Roelant, une jeune femme peintre de talent, Judith de Wilde, alla s’installer sous le toit de Deborah et de son mari et y resta avec son père âgé, Anton de Wilde, après la mort de Roelant.
Lorsque les frères de Roelant eurent emmené ses fils à la campagne, la veuve Roelant et Judith de Wilde tinrent ensemble la maison, s’occupant du vieil homme avec une grande gentillesse et vivant dans la gaieté et les distractions : la maison était ouverte presque jour et nuit aux écrivains, poètes, érudits et peintres, ainsi qu’aux étudiants de Judith qui l’admiraient au même litre qu’un peintre de sexe masculin, car elle était merveilleuse. Tout comme un homme, elle était d’ailleurs membre de la guilde de Saint-Luc.
Roemer m’avait interdit d’entrer mais, maintes fois, j’étais passé devant la maison et, si je m’attardais un peu, je voyais l’ombre de Deborah apparaître derrière la vitre de la fenêtre du haut. Tantôt je n’apercevais que la lueur de l’émeraude, tantôt elle ouvrait la fenêtre et me suppliait vainement d’entrer.
Roemer lui-même alla la voir mais elle le congédia.
— Elle croit en savoir plus que nous, me dit-il. Mais elle ne sait rien car, autrement, elle ne jouerait pas à ce jeu dangereux. C’est une grossière erreur que font les sorcières de croire que leur pouvoir est total sur les forces invisibles qui leur obéissent. Et que deviennent sa volonté, sa conscience et son ambition ? La créature la corrompt. Ce n’est pas naturel et extrêmement dangereux, Petyr !
— Serais-je capable, moi, d’appeler la créature si je le voulais, Roemer ?
— Personne ne peut répondre à cela, Petyr. Si tu essayais, tu y arriverais peut-être. Et peut-être aussi que tu ne pourrais pas t’en débarrasser ensuite. C’est un piège. En tout cas, tu ne l’appelleras jamais avec ma bénédiction. Tu m’écoutes ?
— Oui, Roemer, dis-je, obéissant comme toujours.
Mais il savait que mon cœur avec été corrompu et vaincu par Deborah, comme si elle m’avait ensorcelé.
— Nous ne pouvons plus rien faire pour elle, ajouta Roemer. Pense à autre chose.
Je fis de mon mieux pour lui obéir mais j’appris un jour que Deborah était courtisée par de nombreux nobles anglais et français. Sa fortune était si grande et si solide que personne ne songeait plus à s’interroger sur son origine ou à demander s’il y avait eu un temps où elle n’avait pas été riche. Son instruction progressait à grands pas et, entièrement dévouée à Judith de Wilde et à son père, elle n’avait aucune hâte de se remarier. Mais elle laissait ses différents prétendants lui rendre visite.
L’un d’eux parvint à ses fins.
Je n’ai jamais su qui elle avait épousé ni quand le mariage avait été célébré. Je ne la revis qu’une seule fois et j’ignorais alors que c’était la dernière nuit avant son départ.
Cette nuit-là, je fus réveillé par un bruit provenant de ma fenêtre. Me rendant compte que quelqu’un tapait au carreau, j’allai voir si quelque filou n’était pas monté sur le toit. Encore débutant dans l’organisation, on m’avait attribué une chambre ordinaire mais très confortable au cinquième étage de la maison.
La fenêtre était bel et bien fermée au loquet mais tout en bas, sur le quai, se trouvait une femme seule vêtue de noir qui regardait vers moi. Lorsque j’ouvris la fenêtre, elle me fit signe de descendre.
Je savais que c’était Deborah mais j’étais aussi troublé que si un succube s’était introduit dans ma chambre, avait repoussé mes draps et avait commencé à s’activer sur ma personne.
Je me glissai furtivement hors de la maison pour éviter toute question. Elle m’attendait, la magnifique émeraude scintillant dans l’obscurité, comme un œil géant en sautoir autour de son cou. Par les rues sombres, elle m’emmena jusque chez elle.
Quelle débauche de luxe dans sa maison ! Meubles, épais tapis, parquets, argenterie, porcelaine fine, rien ne manquait. Elle m’entraîna à l’étage jusque dans sa chambre au lit de velours vert.
— Je me marie demain, Petyr.
— Pourquoi m’avoir amené ici, Deborah ? demandai-je.
Je tremblais de désir, Stefan. Lorsqu’elle défit son vêtement et le laissa tomber par terre, dévoilant ses seins pleins et ronds enfermés dans son corset lacé, j’eus l’envie irrésistible de les toucher. La vue de sa taille, de son cou nu et de la courbe de ses épaules m’était un supplice. J’étais affamé de la moindre partie succulente de sa chair.
— Petyr, dit-elle en me regardant droit dans les yeux. Je sais que vous avez donné les pierres précieuses à votre organisation et que vous n’avez rien gardé pour vous. Alors je vais vous donner maintenant ce que vous désirez depuis le grand voyage que nous avons fait ensemble et que vous n’avez jamais voulu prendre par respect pour moi.
— Deborah, pourquoi faites-vous cela ? demandai-je, déterminé à ne pas abuser d’elle car elle avait l’air complètement perdue, je le lisais dans ses yeux.
— Parce que j’en ai envie, Petyr. (Elle m’entoura de ses bras et me couvrit de baisers.) Oubliez le Talamasca, Petyr, et venez avec moi. Soyez mon époux et je n’épouserai pas cet homme.
— Mais Deborah, pourquoi me demander cela ?
Pleine d’amertume et de tristesse, elle se mit à rire.
— J’ai besoin de votre compréhension, Petyr. J’ai besoin de quelqu’un à qui je n’aie rien à cacher. Nous sommes des sorciers, vous et moi, que nous appartenions à Dieu ou au diable. Vous m’avez toujours désirée et vous le savez fort bien. Laissez tout et venez avec moi. Si le Talamasca ne veut pas vous libérer, nous quitterons Amsterdam. Nous partirons ensemble et je vous donnerai tout. Restez près de moi et je n’aurai plus peur. Je vous raconterai qui je suis et ce qui est arrivé à ma mère. Je vous raconterai tout ce qui me trouble.
Les larmes lui vinrent aux yeux.
— Mon jeune fiancé est beau. Il représente tout ce dont je rêvais quand je restais assise, sale et pieds nus, devant la porte de la chaumière. Il est l’homme qui passait à cheval sur le chemin du château et c’est dans un château qu’il va m’emmener. J’ai l’impression de vivre un de ces contes de fées que ma mère me racontait. Mon passé me semble maintenant irréel. Ai-je vraiment vécu dans ce lieu, Petyr ? Ai-je vraiment vu ma mère mourir ?
— Ne ressassez pas ces mauvais souvenirs, Deborah. Le passé est enterré.
— Vous vous rappelez quand vous m’avez dit que ma mère n’était pas un être malveillant, que c’étaient les hommes qui lui avaient fait du mal. Qu’est-ce qui vous faisait croire cela ?
— Pour l’amour de Dieu, Deborah, dites-moi si elle était une sorcière et ce qu’est une sorcière !
— Je me rappelle être allée dans les champs avec elle, par un ciel sans lune, là où il y avait les pierres.
— Et que s’est-il passé ? Le diable est-il arrivé avec ses pieds fourchus ?
Elle hocha la tête et me fit signe de me tenir tranquille.
— Petyr, c’est un juge de sorcières qui lui a enseigné la magie noire ! Elle m’a montré le livre. Il est passé dans notre village alors que je n’étais qu’un nouveau-né vagissant et il est venu dans notre masure pour une plaie qu’il avait à la main. Il s’est assis près du feu avec ma mère et lui a parlé de tous les endroits où il était allé pour son travail et de toutes les sorcières qu’il avait fait brûler. « Fais attention, ma fille lui a-t-il dit. Puis il a sorti de son sac en cuir le livre maudit, Démonologie. Il le lui a lu parce qu’elle ne lisait pas plus le latin qu’aucune autre langue et il approchait les images de la lueur du feu pour qu’elle les voie mieux. Cette nuit-là, il lui a parlé des tortures, des bûchers et des hurlements des suppliciés. « Fais attention, ma fille », lui a-t-il répété au moment de partir. J’avais six ou sept ans quand elle me l’a raconté. Nous étions assises ensemble près du feu de la cuisine. « Viens, tu vas voir –, m’a-t-elle dit. Elle m’a emmenée dans les champs et nous nous sommes placées exactement au centre du cercle de pierres. Elle m’a pris la main, s’est mise à fredonner et nous avons commencé à danser en cercle. Elle chantonnait de plus en plus fort. A un moment, elle a prononcé les mots latins pour appeler le démon, elle a étendu les bras et elle lui a crié de venir. Il ne se passait rien. La nuit était vide. Je me suis rapprochée d’elle. Elle avait les mains froides. Puis je l’ai senti venir, de là-bas, au-dessus des herbages. Ce fut d’abord une brise puis un grand vent qui nous enveloppa complètement. Je l’ai senti toucher mes cheveux et ma nuque puis je l’ai entendu parler. Ce n’étaient pas vraiment des mots mais je l’ai entendu dire : « Je suis là, Suzanne. » Alors ma mère s’est mise à rire et à danser. Comme une enfant, elle riait en rejetant ses cheveux en arrière. « Tu le vois, mon bébé ? » m’a-t-elle demandé. Et j’ai répondu que je le sentais et l’entendais. Puis il s’est remis à parler : « Appelle-moi par mon nom, Suzanne ! » « Lasher, a-t-elle dit. Viens, mon Lasher. Provoque une tempête sur Donnelaith ! Je saurai que je suis une puissante sorcière et que tu fais cela pour l’amour de moi. »
Quand nous avons atteint la cabane, le vent hurlait. Nous nous sommes assises près du feu en riant comme deux enfants. « Tu vois, tu vois, je l’ai fait », a-t-elle murmuré. Je l’ai regardée dans les yeux et j’y ai vu ce que j’y avais toujours vu et y verrai toujours jusqu’à ses derniers instants : un regard de simple d’esprit qui riait en se cachant derrière sa main. C’était un jeu pour elle, Petyr, un simple jeu !
— Je vois, ma bien-aimée.
— Ose encore me dire que ce n’est pas Satan. Qu’il n’est pas venu du royaume des ténèbres pour réclamer la sorcière de Donnelaith et la conduire au bûcher ! C’était Lasher qui lui retrouvait les objets que d’autres avaient perdus, c’était Lasher qui lui apportait l’or qu’on lui a volé après sa mort, c’était Lasher qui lui enseignait les secrets de la perfidie qu’elle révélait à qui voulait bien les entendre. Et c’est Lasher qui a fait tomber la grêle sur la laitière qui s’était querellée avec elle. En châtiant ses ennemis, il a mis tout le monde au courant de son pouvoir ! Elle n’avait aucune prise sur lui car elle ne savait pas comment se servir de lui. Et comme un enfant jouant avec le feu, c’est elle qui allumé son propre bûcher.
— Ne commettez pas la même erreur, Deborah, murmurai-je en embrassant son visage. En vérité, personne ne peut avoir prise sur un démon.
— Vous vous trompez, Petyr. N’ayez pas peur, je ne suis pas ma mère.
Nous nous assîmes près du petit feu. J’embrassai à nouveau sa tendre joue et rejetai en arrière ses longues mèches de cheveux humides.
— Petyr, je ne vivrai jamais dans la faim et la crasse comme elle. Je ne serai jamais à la merci de la folie des hommes.
— Ne vous mariez pas, Deborah ! Ne partez, pas ! Venez au Talamasca et nous découvrirons ensemble la nature de cette créature…
— Non, Petyr. Vous savez que je ne ferai pas cela. (Elle sourit tristement.) C’est vous qui devez venir avec moi. Parlez-moi avec votre voix secrète, celle qui ordonne aux horloges de s’arrêter ou aux esprits de venir. Soyez mon époux et cette nuit sera la nuit de noces de deux sorciers.
Comme j’allais protester, elle me couvrit la bouche de sa main, puis de ses lèvres, et m’embrassa avec une telle chaleur que je me mis à déchirer ses vêtements et l’entraînai vers le lit. Derrière les lourds rideaux verts tirés autour de nous, je pris ce corps aussi tendre que celui d’une enfant, avec ses seins de femme, que j’avais baigné et habille.
Ecrire cela est une torture pour moi, Stefan. C’est un péché déjà ancien que je confesse. Je te dis tout ce que j’ai fait parce que je ne peux pas écrire sur cette femme sans me confesser.
Jamais je n’ai célébré les rites de l’amour avec plus d’abandon. Jamais je n’ai connu plus de volupté et de douceur.
Elle se croyait sorcière, Stefan, et donc mauvaise, et c’était pour elle les rites du démon qu’elle célébrait avec tant d’ardeur. Mais son cœur était tendre et aimant, je le jure, et ce mélange faisait un brouet de sorcière des plus rares et puissants.
Je ne quittai pas son lit avant le matin. Je m’habillai à la hâte avec pour seul désir son esprit et son corps. Mais il me fallait rentrer. Je devais tout raconter à Roemer. Je devais retourner à la maison mère, qui est ma seule famille.
— Au revoir, mon petit prêtre, me dit-elle. Porte-toi bien et puisse le Talamasca te récompenser pour ce que tu as fait en renonçant à moi. (Elle se répandit en larmes et j’embrassai avidement ses mains et mis mon visage une dernière fois dans son abondante chevelure.) Va, Petyr. Souviens-toi de moi, dit-elle quand je la quittai.
Un ou deux jours passèrent avant qu’on m’apprît son départ. J’étais inconsolable. Je passais mon temps sur mon lit à pleurer en essayant d’écouter ce que Roemer et Geertruid me disaient. Contrairement à ce que j’avais pensé, ils n’étaient pas du tout furieux contre moi.
Ce fut Roemer qui alla chez Judith de Wilde pour acheter le portrait que Rembrandt Van Rijn avait fait de Deborah, celui-là même qui est dans notre maison aujourd’hui.
Il me fallut près d’une année pour m’en remettre mais par la suite je n’ai jamais plus enfreint les règles du Talamasca. Je repris la route à travers les États germaniques, la France et l’Écosse pour sauver les sorcières et écrire sur elles et leurs tourments, comme nous l’avions toujours fait.
Ainsi, tu sais toute l’histoire de Deborah, Stefan. Quel choc pour moi lorsque j’appris des années plus tard, dans cette ville fortifiée des Cévennes, que la comtesse de Montclève n’était autre que Deborah Mayfair, la fille de la sorcière écossaise.
Tu comprends avec quelle peur et quel chagrin j’entrai dans la cellule, et comment, dans ma hâte, je ne m’aperçus pas tout de suite que la femme tapie dans ses haillons sur le lit de paille pourrait me reconnaître et m’appeler par mon vrai nom, dévoilant ainsi mon déguisement.
Mais cela ne se produisit pas.
Lorsque je pénétrai dans la cellule, soulevant le bas de ma soutane noire en digne membre du clergé ne voulant pas se souiller dans cette fange, je baissai les yeux sur elle mais ne lus sur son visage aucun signe indiquant qu’elle m’avait reconnu.
Le fait qu’elle me regarde fixement m’inquiéta et je dis au vieux prêtre que je devais l’examiner seul. Il était réticent mais je le rassurai en disant que j’avais déjà vu plus d’une sorcière et que je n’étais pas effrayé le moins du monde, que j’avais un tas de questions à lui poser et qu’il pouvait m’attendre au presbytère où je le rejoindrais bientôt. Je sortis quelques pièces d’or de ma poche et les lui donnai en disant : « Prenez-les pour votre église car je vous ai causé du dérangement. » L’abruti s’en alla.
On ferma la porte derrière moi et nous restâmes seuls. Je posai la bougie sur le seul meuble, une escabelle en bois, et je refoulai les larmes qui me venaient aux yeux. C’est alors que j’entendis sa voix, qui était presque un murmure.
— Petyr, c’est bien toi ?
— Oui, Deborah.
— Tu n’es pas venu me sauver, n’est-ce pas ? demanda-t-elle anxieusement.
Mon cœur fut foudroyé par le ton de sa voix. C’était la même voix que dans sa chambre d’Amsterdam, la dernière nuit. Elle avait peut-être cette résonance légèrement plus profonde et plus sombre due à la souffrance.
— Je ne peux pas, Deborah. J’essaierai mais je sais qu’il n’y a aucun espoir.
Elle n’eut pas l’air surprise et me sourit.
Reprenant la bougie, je m’approchai et m’agenouillai dans la paille devant elle pour la regarder dans les yeux. Ils n’avaient pas changé. Et cette forme maigre et cireuse était bien ma Deborah. Sa beauté était intacte.
Elle ne fit aucun geste vers moi mais examina mon visage comme si j’avais été un tableau. Puis, dans un flot de paroles faibles et misérables, je lui dis que j’ignorais tout de son sort quand j’étais arrivé dans cette ville pour le Talamasca et que j’avais découvert la mort dans l’âme qu’elle était celle dont j’avais tant entendu parler. Elle me fit taire d’un simple geste et dit :
— Je vais mourir demain et tu n’y peux rien.
— Je peux quand même un tout petit quelque chose pour toi. J’ai en ma possession une poudre qui, mélangée à de l’eau, fait une boisson soporifique. Si tu le veux, je t’en donnerai une dose mortelle et tu ne sentiras même pas les flammes.
Elle sembla très touchée par ma proposition.
— Petyr, je veux être en pleine possession de mes esprits quand on m’emmènera sur la place. Mais je dois t’avertir : il faut que tu aies quitté la ville quand l’heure sera venue, ou que tu te mettes à l’abri derrière une fenêtre close si tu es obligé de rester.
— Es-tu en train de me parler d’évasion ?
— Non, Petyr, je n’en ai pas le pouvoir. Pour un esprit, mettre un petit bijou ou une pièce d’or dans les mains d’une sorcière est une chose, mais ouvrir les portes d’une prison et maîtriser des gardes armés en est une autre. C’est impossible.
Après quelques instants de silence, les yeux brillants, elle reprit :
— Sais-tu que mes propres fils ont témoigné contre moi ? Que Chrétien, mon fils bien-aimé, a traité sa mère de sorcière ?
— Je crois qu’on les y a forcés, Deborah. Tu veux que j’aille les voir ? Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? Je sais que si tu avais pu guérir ton mari, le mot « sorcière » n’aurait jamais été prononcé.
Elle hocha la tête.
— C’est plus compliqué que cela, Petyr. Quand il est mort, je me suis dit que je n’avais rien à me reprocher. Mais après des mois de réflexion dans cette cellule, la faim et la douleur au ventre, je n’en suis plus sûre.
— Deborah, ne crois pas ce que tes ennemis disent de toi !
Elle ne répondit pas. Puis elle se tourna à nouveau vers moi.
— Petyr, tu peux faire quelque chose pour moi. Si demain on m’amène ligotée sur la place, demande que mes bras et mes jambes soient libérés pour que je puisse porter le lourd cierge en pénitence, comme c’est la coutume. Je crains les liens plus que les flammes !
— Je le ferai, promis-je, mais il n’y a pas de quoi l’inquiéter. Ils te feront traverser la ville en portant le cierge, jusqu’aux marches de la cathédrale, et c’est alors seulement qu’on te ligotera pour t’emmener au bûcher…
Je fus incapable de continuer.
— J’ai autre chose à te demander, dit-elle.
— Je t’écoute.
— Quand tout sera fini et que tu auras quille la ville, écris ce que je vais te dire à ma fille, Charlotte Fontenay, épouse d’Antoine Fontenay à Saint-Domingue, à Hispaniola exactement, aux bons soins du marchand Jean-Jacques Toussaint, à Port-au-Prince.
Elle me fit répéter le nom et l’adresse complète.
— Même si c’est faux, dis à Charlotte que je n’ai pas souffert dans les flammes.
— Je m’arrangerai pour qu’elle me croie.
Deborah sourit amèrement.
— J’en doute, mais fais de ton mieux.
— Quoi d’autre ?
— Il y a un autre message que tu dois te rappeler mot pour mot. Dis-lui de faire attention, que celui que je lui ai envoyé pour la servir fait parfois pour nous des choses qu’il croit que nous voulons qu’il fasse. Et dis-lui aussi qu’il n’agit pas seulement en fonction de ce que nous lui disons mais aussi de ce que nous pensons. Tu comprends l’importance de ce message, Petyr ?
— Je comprends. Tu souhaitais la mort de ton mari parce qu’il te trompait et le démon l’a tué.
— C’est plus profond que cela. Je n’ai jamais voulu sa mort. Je l’aimais et je ne savais pas qu’il me trompait. Mais transmets mon message à Charlotte. Elle doit se protéger car mon serviteur invisible ne lui parlera pas de sa propre versatilité. Il ne peut lui parler de quelque chose qu’il ne comprend pas lui-même.
— Mais…
— Fais ce que je te demande, Petyr. Il aurait mieux valu que tu ne viennes pas ici. Elle a l’émeraude. Il ira la voir quand je serai morte.
— Qu’est-ce qui s’est passé avec ton mari, Deborah ?
J’eus le sentiment qu’elle n’allait pas répondre. Finalement, elle dit :
— Mon mari était en train d’agoniser quand mon Lasher est venu me voir. Il m’a expliqué qu’il lui avait tendu un piège pour qu’il tombe de cheval dans les bois. « Comment as-tu pu faire une chose que je ne t’ai pas demandée ? » lui ai-je dit. Et il m’a répondu : « Mais Deborah, si tu avais lu dans son cœur comme je l’ai fait, c’est ce que tu m’aurais dit de faire. »
— Je me suis sentie glacée jusqu’aux os, Stefan. Depuis quand un démon invisible était-il autorisé à prendre des initiatives ?
Je me rappelai les avertissements de Roemer.
— Tu as raison, me dit-elle tristement. (Elle avait lu dans mes pensées.) Il faut que tu écrives cela à Charlotte. Fais attention aux mots que tu choisiras au cas où la lettre tomberait dans des mains ennemies, mais écris-la pour que Charlotte sache tout ce que tu as à dire.
— Deborah, retiens cette créature. Permets-moi d’écrire à ta fille que tu lui demandes de jeter l’émeraude à la mer.
— C’est trop tard, Petyr. Les circonstances veulent que j’envoie mon Lasher à Charlotte quoi qu’il advienne. Mon Lasher est bien plus puissant que tu ne croies et il est devenu instruit.
— Instruit…, répétai-je, interloqué. Comment ça, instruit ? Ce n’est qu’un esprit et les esprits sont des êtres facétieux. Le danger, avec eux, c’est justement qu’ils ne comprennent pas la complexité des souhaits qu’ils exaucent et causent notre ruine. Des milliers de contes en attestent. N’ai-je pas raison ? Qu’est-ce que tu entends par « instruit » ?
— Pense à ce que je t’ai dit, Petyr. Je t’ai dit que mon Lasher avait beaucoup appris et son erreur ne provient pas de son irrémédiable naïveté mais du fait que sa détermination ne cesse de se renforcer. Mais promets-moi, au nom de tout ce qui s’est passé entre nous, d’écrire à ma fille bien-aimée. Fais-le pour moi.
— Très bien ! déclarai-je. Je le ferai mais je lui dirai aussi ce que je viens de te dire.
— Je suis d’accord, mon doux prêtre, mon tendre érudit, dit-elle avec amertume. Maintenant, va-t’en, Petyr. Ta présence m’est pénible. Mon Lasher est près de moi. Nous devons parler, tous les deux. N’oublie pas de te mettre à l’abri demain quand tu verras que mes mains et mes pieds sont sans entrave et que j’arriverai devant les portes de la cathédrale.
— Que Dieu te vienne en aide, Deborah ! Si seulement je pouvais te faire sortir de cet endroit…
Et je me suis effondré, Stefan. J’ai perdu l’esprit.
— Deborah, dis-je, si ton serviteur, Lasher, peut te faire évader avec mon aide, dis-moi seulement ce que je dois faire.
Je me vis l’arrachant à la foule déchaînée et l’emmenant au-delà des murailles de la ville, jusque dans la forêt.
Si tu avais vu le sourire tendre et triste à la fois qu’elle m’adressa alors ! C’était le même qu’à notre séparation, des années plus tôt.
— Chimères, Petyr !
Son sourire s’élargit et elle eut l’air à moitié folle, à la lueur de la bougie. Son blanc visage était encore plus beau que la flamme de la bougie.
— Ma vie se termine mais elle a été bien remplie. Maintenant, va-t’en et transmets mon message à Charlotte. Mais seulement quand tu seras en sécurité hors de cette ville.
J’embrassai ses mains. On lui avait brûlé les paumes pendant les séances de torture. Elles portaient des escarres que j’embrassai aussi.
— Je t’ai toujours aimée, lui avouai-je.
Et je lui dis bien d’autres choses folles et tendres que je ne peux écrire. Elle supporta mes paroles avec une grande résignation. Elle savait déjà ce que je venais seulement de comprendre : que je regrettais de ne pas être parti avec elle, que je méprisais mon travail, toute ma vie et même ma personne.
— C’est bon d’être dans tes bras, chuchota-t-elle. (Puis elle me repoussa.) Pars, et rappelle-toi tout ce que je t’ai dit.
Je sortis comme un fou. La place continuait de se remplir de curieux venus pour l’exécution. A la lueur des torches, des gens installaient leurs étals tandis que d’autres dormaient sous des couvertures le long des murs.
Je dis au vieux prêtre que je n’étais pas du tout convaincu que la femme était une sorcière et que je voulais voir l’inquisiteur sur l’heure. Je te le dis, Stefan, j’étais prêt à remuer ciel et terre pour elle.
Le prêtre m’accompagna au château. Cet abruti était très content de se trouver avec quelqu’un d’important et de faire irruption au milieu du banquet auquel il n’avait pas été convié. Je m’avançai donc et, prenant le ton le plus assuré que je pouvais, questionnai directement l’inquisiteur en latin. La vieille comtesse, une femme à la peau mate, m’écouta avec une patience extraordinaire vu la manière dont je commençai.
L’inquisiteur, le père Louvier, un bel homme bien nourri à la barbe et aux cheveux soignés, aux yeux noirs scintillants, ne vit rien de suspect dans mes façons et se fit aussi obséquieux avec moi que si j’avais été un légat du pape. Après tout, pour autant qu’il le sache, il se pouvait que je le fusse, et il chercha presque à me réconforter lorsque je lui dis qu’une femme peut-être innocente allait être brûlée vive.
— Vous n’avez jamais vu une sorcière comme celle-ci, dit la comtesse en se mettant à rire d’une façon détestable et en m’offrant du vin.
Elle me présenta à la comtesse de Chamillart, assise à côté d’elle, et à tous les nobles des environs venus loger au château pour assister au supplice de la sorcière.
Chacune de mes questions et de mes objections fut accueillie par la même conviction inébranlable de l’assistance. Pour tous, cet épisode était une bataille gagnée contre le mal. Une fois l’exécution du lendemain achevée, tout serait dit.
— Mais cette femme n’a pas avoué, déclarai-je. Et son mari est tombé de cheval dans la forêt, de son propre aveu. Vous ne pouvez la condamner sur la seule accusation d’un mourant fiévreux !
— J’aimais mon fils plus que tout au monde…, dit la vieille comtesse, l’œil noir et la bouche pincée. Pauvre Deborah, ajouta-t-elle avec une parfaite hypocrisie. Ai-je déjà dit que je ne l’aimais pas et qu’il y avait un millier de choses que je ne pouvais lui pardonner ?
— Vous parlez trop ! interrompit Louvier d’un ton moralisateur et dans un grand geste théâtral. Le monstre était soûl.
— Je ne parle pas de sorcellerie, reprit la vieille femme, imperturbable. Je parle de ma bru, de toutes ses faiblesses et de tous ses secrets. Qui ignore encore dans cette ville que Charlotte est née trop tôt après le mariage ? Mais mon fils était aveuglé par cette femme et adorait Charlotte. Sans compter qu’il était reconnaissant envers sa femme pour la dot qu’elle lui apportait…
— Est-il nécessaire de parler de cela ? chuchota la comtesse de Chamillart, qui semblait trembler. Charlotte n’est plus parmi nous.
— On la retrouvera et on la brûlera comme sa mère, déclara Louvier.
Cette affirmation fut accueillie par des hochements de tête approbateurs.
Ils se mirent à parler entre eux de leur satisfaction après les exécutions et, quand je voulus continuer à les questionner, ils me firent signe de me tenir tranquille, de boire et de ne pas m’en mêler.
Comme ce dîner était convivial et calme ! Ces gens, assis à la table de Deborah et mangeant dans la vaisselle d’argent qui lui avait appartenu, se repaissaient du malheur de la pauvre femme qu’ils avaient jetée dans une cellule sordide.
Enfin, je suggérai qu’on lui permette de mourir par strangulation avant d’être brûlée. Mais c’était le cadet de leurs soucis.
— Cette sorcière n’est pas repentante, dit la comtesse de Chamillart, la seule qui parût être restée sobre.
— Elle ne souffrira qu’un petit quart d’heure, affirma l’inquisiteur en s’essuyant la bouche avec une serviette maculée. Qu’est-ce, à côté des flammes éternelles de l’enfer ?
Je partis et retournai sur la place encombrée où tout le monde semblait de joyeuse humeur. J’observai longuement le bûcher, le poteau et ses bracelets d’acier. Par hasard, je tournai la tête vers la triple arche des portes de l’église, sur la gauche. J’aperçus des sculptures du temps passé, dans lesquelles l’archange saint Michel terrassait par le feu les démons de l’enfer.
Les paroles de l’inquisiteur résonnaient dans ma tête. « Elle ne souffrira qu’un petit quart d’heure. Qu’est-ce, à côté des flammes éternelles de l’enfer ? »
Pauvre Deborah qui n’avait jamais fait de mal à personne, qui avait mis ses dons de guérison au service des plus pauvres et des plus riches et s’était montrée si imprudente !
Et son esprit vengeur, ce Lasher, qui avait voulu lui épargner du chagrin en foudroyant son mari, ce qui l’avait menée tout droit dans cette cellule ! Était-il auprès d’elle, comme elle me l’avait dit ? Ce n’était pas son nom qu’elle avait crié sous la torture, c’était le mien et celui de son ancien mari, Roelant.
Stefan, j’ai écrit tout cela ce soir autant pour éviter de devenir fou que pour nos archives. Je suis exténué. J’ai fait ma valise et suis prêt à quitter la ville dès que j’aurai vu la fin de cette horrible histoire. Je vais cacheter cette lettre et la mettre dans ma valise en y joignant la note habituelle, à savoir qu’au cas où je mourrais une récompense attendrait à Amsterdam celui qui l’y convoierait.
Car j’ignore ce que va apporter la lumière du jour. Et je commencerai une nouvelle lettre pour raconter la suite de cette tragédie si je me trouve demain soir dans une autre ville.
Le jour se lève. Je prie pour le salut de Deborah mais je sais que c’est en vain. Si je pensais qu’il m’écouterait, j’appellerais son diable. J’essaierais de lui ordonner quelque action désespérée. Mais je n’ai pas ce pouvoir. Il ne me reste qu’à attendre.
Cordialement vôtre.
Petyr Van Abel.
Montclève.
Veille de la Saint-Michel, 1689.
Michael avait achevé la lecture du premier manuscrit dactylographié. Il sortit le second du dossier et resta assis un long moment, les mains crispées dessus, espérant stupidement que Deborah serait épargnée.
Puis, incapable de rester plus longtemps assis, il décrocha le téléphone, appela l’opératrice et demanda à parler à Aaron.
— Cette toile d’Amsterdam, Aaron, celle signée de Rembrandt, vous l’avez toujours ?
— Oui, elle est dans la maison mère d’Amsterdam. J’ai demandé une photo aux archives mais cela va prendre un peu de temps.
— Aaron, c’est la femme aux cheveux noirs ? Vous le savez aussi bien que moi. Et l’émeraude, ce doit être le bijou que j’ai vu. Aaron, je jurerais que je connais Deborah. Elle doit être la femme qui est venue à moi et qui portait l’émeraude autour du cou. Et Lasher…, c’est sûrement le nom que j’ai prononcé quand j’ai ouvert les yeux sur le bateau.
— Mais vous n’en avez pas le souvenir ?
— Non, mais je suis certain de ce que je dis… Aaron…
— Michael, n’essayez pas d’interpréter ni d’analyser. Reprenez votre lecture. Le temps nous est compté.
— Il me faut un stylo et du papier pour prendre des notes.
— Il vous faut un cahier pour marquer toutes vos pensées et tout ce qui vous revient à propos des visions.
— Exactement. J’aurais dû le faire depuis le début.
— Je vous en fais monter un. Mais continuez à lire, s’il vous plaît. Je vous fais porter aussi du café chaud. Sonnez s’il vous faut autre chose.
— Ça ira. Aaron, il y a tellement de choses…
— Je sais, Michael. Essayez de rester calme. Lisez.
Michael raccrocha, alluma une cigarette, but un peu du reste de café et fixa des yeux la couverture du second dossier.
Au premier coup frappé à la porte, il alla ouvrir.
La femme qu’il avait croisée dans l’entrée apportait le café, plusieurs stylos à bille et un ravissant cahier en cuir aux feuilles de papier réglé très blanches. Elle posa le plateau sur le bureau et emporta l’autre.
Il se rassit, se versa une tasse et ouvrit le cahier. Après avoir réfléchi un moment, si l’on peut appeler réflexion la confusion qui régnait dans son esprit, il traça sur le cahier le dessin d’un collier composé d’une pierre rectangulaire au centre, d’une bordure en filigrane et d’une chaîne d’or. Il le dessina comme il l’aurait fait pour un dessin d’architecture, avec des lignes droites très nettes et des détails légèrement ombrés.
Il l’étudia ensuite, en fourrageant dans ses cheveux avec sa main gauche gantée, puis reposa sa main sur le bureau. Il faillit rayer le dessin mais se ravisa, ouvrit le second dossier et se mit à lire.